Est-ce un tournant dans la liberté des entreprises d’encadrer le fait religieux ?
Dans deux affaires de fait religieux au travail, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE), siégeant à Luxembourg, avait été saisie par une salariée de l’entreprise française Micropole Univers, et une autre de l’entreprise belge Secure Solutions, toutes deux empêchées de porter le voile islamique, ce qu’elles considéraient comme une discrimination au regard des dispositions de la directive 78/2000/CE.
Que s’était-il passé : un prestataire envoie à son client une salariée qui s’y présente voilée. Ledit client fait comprendre au prestataire que cela l’indispose. Le prestataire convoque sa salariée, lui demande d’ôter le voile lorsqu’elle est en contact avec le client, et la licencie du fait de son refus, alors qu’il lui avait toujours était indiqué qu’elle devait faire preuve de neutralité en rendez-vous clientèle. Le conseil de prud’hommes, puis la cour d’appel donnent raison à l’employeur, et la Cour de cassation, incapable de trancher, effectue un renvoi préjudiciel devant la CJUE, en posant la question suivante :
« Les dispositions de l’article 4 §1 de la directive 78/2000/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, doivent-elles être interprétées en ce sens que constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, le souhait d’un client d’une société de conseils informatiques de ne plus voir les prestations de service informatiques de cette société assurées par une salariée, ingénieur d’études, portant un foulard islamique ? ».
Après une longue période de tergiversations, la CJUE rend un « avis » qui s’impose en réalité au juge national. Et contrairement à ce que les médias ont laissé penser, la cour européenne a répondu par la négative : « la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits du client de ne plus voir ses services assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de la directive ».
A vrai dire, on pouvait difficilement s’attendre à un autre avis, sans quoi céder à ce que l’on appelle parfois la discrimination par procuration permettrait au client de refuser de traiter avec des femmes, des homosexuels, des tatoués, des gros, des maigres, des handicapés…
Mais alors pourquoi crie-t-on à la victoire de la liberté de l’entreprise et, d’une certaine manière, à la défaite du voile ? Parce que la CJUE a, d’une certaine manière, répondu à une question qui ne lui était pas posée par la Cour de cassation, mais qui apparaissait en filigrane (et de manière claire dans l’autre litige soumis le même jour aux juges de Luxembourg) : une clause imposant la neutralité dans un règlement intérieur est-elle discriminatoire ? La réponse est résumée dans le communiqué que la cour a publié le 14 mars 2017 : «… La volonté d’un employeur d’afficher une image de neutralité vis-à-vis de ses clients tant publics que privés est légitime, notamment lorsque seuls sont impliqués les travailleurs qui entrent en contact avec les clients. En effet, ce souhait se rapporte à la liberté d’entreprise, reconnue par la Charte… L’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne d’une entreprise privée interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions au sens de la directive ».
Pourtant, les choses ne sont pas encore tout à fait tranchées, puisque la CJUE a renvoyé au juge national la possibilité de considérer qu’une telle clause serait une discrimination indirecte. Quelle est donc la différence ? Cela nous oblige à un rapide détour par la fameuse directive 78/2000/CE, et plus précisément son article 2 :
« Une discrimination directe se produit lorsqu'une personne est traitée de manière moins favorable qu'une autre ne l'est, ne l'a été ou ne le serait dans une situation comparable, sur la base de l'un des motifs visés à l'article 1er».
« Une discrimination indirecte se produit lorsqu'une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d'entraîner un désavantage particulier pour des personnes d'une religion ou de convictions, d'un handicap, d'un âge ou d'une orientation sexuelle donnés, par rapport à d'autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires… ».
Dois-on en déduire que l’unanimité des commentateurs était quelque peu précipitée, et que finalement, les juges nationaux pourraient invoquer la discrimination indirecte pour bannir la clause de neutralité ? C’est peu probable, même si rien, ou presque, n’ai exclu en matière judiciaire. Et ce pour deux raisons majeures : d’abord, ces deux affaires, l’une française, l’autre belge, à l’origine de ces avis européens, ont déjà été jugées par les juges nationaux, chaque fois en faveur de l’employeur. Ensuite, la Cour de justice de l’Union européenne a affirmé avec force le principe de la liberté d’entreprise. Il est vrai que de nombreux chefs d’entreprise et DRH se demandaient si l’entreprise n’était pas devenue « privée », non plus par opposition au secteur public, mais par le droit des salariés d’y importer leur propre vie privée, notamment en matière de pratiques religieuses. A cet égard, le récent guide du fait religieux publié par le ministère du travail, aujourd’hui partiellement frappé d’obsolescence, en avait agacé plus d’un.
Curieusement, si la CJUE s’en était tenue à la question posée par la Cour de cassation, la salariée voilée aurait finalement gagné son procès. D’ailleurs, il n’est pas totalement exclu qu’au final, l’affaire soit renvoyée par la Cour de cassation devant une autre cour d’appel, qui pourrait donner gain de cause à la salariée, mais uniquement du fait de l’absence, dans son entreprise, d’un règlement intérieur imposant la neutralité aux collaborateurs en contact avec la clientèle. Mais l’essentiel est ailleurs, et dépasse largement ce litige spécifique : ce qu’a finalement affirmé la Cour de justice de l’Union européenne est que si interdire le voile est discriminatoire, même à la demande d’un client, imposer par règlement intérieur la neutralité des salariés en contact avec les clients ne l’est pas. La clause doit être générale et concerner toute forme d’expression politique, philosophique ou religieuse.
Jusqu’alors, hors motifs d’hygiène ou de sécurité, imposer la neutralité n’était possible que dans de rares hypothèses rappelées par le Cour de cassation dans l’affaire Baby-loup : partiellement dans le domaine de la petite enfance et au sein d’entreprises ou associations de tendance (par exemple une association de promotion de la laïcité).
Les avis de la CJUE pourraient ouvrir la voie à une réforme législative. La France sera bientôt dotée d’une nouvelle direction politique, mais celle-ci devra également se plier à la jurisprudence de la CJUE. Aucune loi ne peut être contraire aux textes de l’Union européenne.
Raymond Taube
Directeur de l’Institut de Droit Pratique