Les magistrats dans leur ensemble considéreront qu’une telle question est déplacée et irrespectueuse d’une corporation irréprochable, en particulier s’agissant de sa parfaite impartialité. Appliquée aux prud’hommes, la question serait d’autant plus saugrenue que le CHP est une juridiction paritaire. L’examen de la jurisprudence devrait néanmoins tempérer leur indignation. Rappelons en outre qu’en cas d’égalité des voix, la décision appartient à un juge départiteur, magistrat professionnel alors dans une situation de toute-puissance. Avec ou sans recours au départage, on ne peut que s’étonner de la nature de certaines décisions qui ne semblent pas fondées sur des considérations purement juridiques. Car aux prud’hommes comme devant toute juridiction, il advient que les juges projettent leurs opinions (pas seulement politiques), leur vécu, leur sensibilité… Peut-il en être autrement dans cette science humaine qu’est le droit, royaume de l’interprétation, d’où il découle nécessairement un considérable aléa judiciaire. Certains juges dépassent toutefois les bornes.
Exemples :
Les « PD » dans les salons de coiffure.
Le Conseil de prud’hommes de Paris avait jugé ainsi en janvier 2016 : « le terme de "PD" employé par le manager ne peut être retenu comme propos homophobes, car il est reconnu que les salons de coiffure emploient régulièrement des personnes homosexuelles ». Il n’y a rien de politique dans cette décision qui a été invalidée par la cour d’appel. Les conseillers prud’homaux parisiens lui ont d’ailleurs trouvé un fondement juridique : la coutume. Puisqu’il y aurait beaucoup d’homosexuels dans les salons de coiffure, « PD » ne serait pas discriminatoire, ni vexatoire, ni insultant, ni homophobe. En suivant cette logique, ces juges pourraient également accepter « bougnoule », « négro », « youpin » dans les secteurs où ils supposent qu’y officient de nombreux Arabes, Noirs ou Juifs. Le citoyen ne peut qu’être outré et même effrayé par un pareil jugement, voire regretter que la seule sanction qui puisse être infligée à ces juges soit une invalidation de cet outrage par la cour d’appel.
Haro sur le plafonnement des indemnités de licenciement.
Plusieurs conseils de prud’hommes (Troyes, Nevers, Grenoble…) sont entrés en résistance contre le législateur et la Cour de cassation à propos du plafonnement des indemnités de licenciement. Pourtant, la Cour de cassation avait rendu un avis de conformité du barème indemnitaire au droit international, notamment parce qu’il ne s’applique pas aux cas de harcèlement (raison pour laquelle le salarié licencié est de plus en plus tenté d’invoquer l’exitance d’un harcèlement). Cet avis n’est théoriquement pas contraignant, mais constitue une sorte de jurisprudence par anticipation, très utile pour uniformiser celle des juges du fond confrontés à l’application d’un texte nouveau. La future jurisprudence de la Cour de cassation sera conforme à cet avis, raison pour laquelle il est d’usage qu’il soit suivi par les juges du fond. Les syndicats et certains partis politiques se réjouissent de cette résistance judiciaire aux « ordonnances Macron » à l’origine du plafonnement. Mais le justiciable aurait tort de trop s’en féliciter. Lui est libre à chacun de considérer que ce plafonnement est une honteuse régression des droits du salarié, ou au contraire d’estimer qu’il favorise l’embauche parce que l’employeur, notamment TPE/PME, craint moins les conséquences d’une rupture conflictuelle du contrat de travail (ce fut l’argument du candidat, puis du président Macron). Mais ce débat n’appartient plus au juge dès lors que la loi est promulguée, a fortiori après avis favorable de la Cour de cassation. Sinon, nous serions à la merci de l’opinion de chaque juge, qu’elle soit ou non motivée par des considérations politiques. Le juge n’est pas le législateur. Il doit appliquer la loi, même si elle ne lui convient pas, ou changer de métier.
Aux prud’hommes, on constate aussi que l’ancienneté tend à excuser la faute du salarié, du moins à atténuer la gravité de sa faute, là aussi malgré le rappel à l’ordre de la Cour de cassation (Cass. Soc. 13.01.2016 : n° 14-18145). Là encore, certains conseils de prud’hommes se prennent pour le Parlement, alors que la magistrature ne cesse de brandir son indépendance dès que l’on s’étonne de la manière dont la justice est parfois rendue.
Et s’il n’y avait que les prud’hommes : en septembre dernier, un juge de Lyon considérait que le décrochage du portrait du chef de l’État dans une mairie « doit être interprété comme le substitut nécessaire du dialogue impraticable entre le président de la République et le peuple ». Un juge en gilet jaune, en somme ! Et que dire du droit de la famille, où le juge statue sur le sort en enfants en fonction d’une liste de critères précédée de l’adverbe « notamment », lui permettant en définitive de n’en faire qu’à sa tête. On comprend mieux pourquoi un bon avocat est d’abord un avocat qui connait les habitudes et penchants du juge qui va statuer sur le sort de son client, et que la jurisprudence à laquelle il a intérêt à faire référence est celle de la juridiction devant laquelle le litige est porté ou sa juridiction d’appel. Vive la cuisine locale !
Alors, le conseil de prud’hommes est-il une arène politique ? Parfois. Mais la justice en général ne fait-elle pas penser à un vaste casino, sans même que l’on puisse en tenir rigueur au juge et invoquer son éventuelle politisation ? La qualité du dossier et la pertinence des arguments juridiques restent essentielles. Mais force est de constater qu’il est souvent possible de plaider avec la même conviction et la même crédibilité une chose et son contraire.
Raymond Taube
Directeur de l’IDP et rédacteur en chef d’Opinion internationale