Dans un précédent article consacré à l’établissement de la preuve, nous nous étions penchés sur la procédure civile (tribunal d’instance ou de grande instance, conseil de prud’hommes, tribunal de commerce…) où la première limite à la liberté de la preuve réside dans l’interdit d’écouter, d’enregistrer ou de filmer une personne à son insu. Dans ce second article, nous nous penchons sur la procédure pénale.
Dans un arrêt du 20 novembre 1991, la Cour de cassation avait confirmé qu’un employeur ne pouvait dissimuler une caméra pour surveiller ses salariés, sans les en aviser. De tels agissements peuvent même être sanctionnés pénalement (un an d'emprisonnement et de 45000 € d'amende, selon l'article 226-1 du Code pénal). Aurait-il été légitime à le faire s’ils en avaient été avisés ? Oui en certaines circonstances et en respectant quelques règles de procédure.
Mais imaginons que l’employeur soupçonne un salarié de vol. C’est exactement ce qui s’était produit dans une officine de pharmacie, conduisant sa direction à installer discrètement une caméra pour expliquer cette mystérieuse évaporation de fonds. La pêche fut fructueuse et le salarié confondu. Mais ce film ne pouvait constituer une preuve recevable devant le conseil de prud’hommes. S’il avait licencié son salarié pour faute, ce dernier aurait eu beau jeu de soulever l’irrégularité de la preuve, voire pousser le bouchon jusqu’à déposer plainte contre sa victime pour l’avoir filmé à son insu. Mais l’employeur procéda autrement : il déposa plainte pour vol aggravé et produisit à l’appui de sa démarche le film démontrant sans aucune contestation possible la réalité du larcin. Le salarié contesta la validité de la preuve pour les motifs indiqués ci-dessus et l’affaire s’acheva le 6 avril 1994 devant la Cour de cassation, laquelle considéra qu’en matière pénale, le juge n’avait pas à écarter d’emblée une preuve, quelle que soit la manière dont elle a été constituée. Cela ne signifie pas que la preuve soit systématiquement recevable, mais que le seul fait d’avoir été rapportée à l’insu de l’auteur des faits ne suffit à l’écarter.
Dans un rapport de 2004 (et non un arrêt), la Cour précisait que « aucun texte ne prohibant la production de preuves déloyales ou illicites, dès lors que ces dernières sont soumises à la discussion contradictoire des parties, il appartient au juge d’apprécier leur pertinence et leur valeur probante, même si leur origine est contestée. » Ainsi, ce qui est déloyal ou illicite dans un procès civil devient recevable dans une procédure pénale. Avec toutefois une limite : la preuve ne doit pas résulter d’une provocation à commettre l’infraction, mais des circonstances. Cela a notamment pour effet de limiter la liberté de la police, des douanes et de leurs informateurs. Cela veut aussi dire que la victime (par exemple une femme battue ou un salarié harcelé) peut filmer l’auteur des faits à son insu, mais qu’elle prendrait le risque de porter elle-même atteinte à l’intimité de sa vie privée (le cas échéant, même sur le lieu de travail) si elle organisait une mise en scène ou une provocation visant à susciter une réaction en vue de réaliser un enregistrement. En tout cas, une telle preuve serait vraisemblablement écartée par le juge pénal.
La règle vaut aussi lorsqu’il s’agit d’établir son innocence : la Cour de cassation jugeait le 31 janvier 2007 que « l’enregistrement de la conversation téléphonique privée, réalisé par le mari, était justifié par la nécessité de rapporter la preuve des faits dont il était victime et de répondre, pour les besoins de sa défense, aux accusations de violences qui lui étaient imputées. »
La Cour de cassation n’est pas toujours aussi rigoureuse sur le caractère spontané de la preuve au pénal : le 11 juin 2002, elle cassait un arrêt de la cour d’appel qui avait écarté une preuve rapportée par l’association SOS-Racisme au moyen d’une opération dite de "testing" devant des discothèques. Pour la Cour de cassation, cette preuve n’étant pas le résultat d’une provocation, il n’y avait aucune raison de l’écarter. Notons que la loi du 31 décembre 2006 sur l’égalité des chances a validé la pratique du « testing » comme mode d’établissement de la preuve.
En pratique, il n’est pas toujours aisé de filmer l’auteur des faits, même avec un smartphone. La crainte de se faire repérer, avec les conséquences qui peuvent en découler, peut être dissuasive. En outre, certaines infractions comme le harcèlement, quelle qu’en soit la forme, sont souvent difficiles à anticiper. Toujours est-il qu’à une époque où se multiplient les incitations à la dénonciation en matière de harcèlement sexuel, certains conseilleurs rendraient un bien meilleur service aux victimes en leur expliquant qu’avant de « balancer leur porc », elles feraient bien de réfléchir à la preuve, sans quoi elles pourraient subir la double peine : être victime de harcèlement et condamnée pour dénonciation calomnieuse.
Raymond Taube
Directeur de l'IDP